Anne Dorval - À la vie, à la folie

La scène est surréaliste. Toute menue dans un chemisier blanc à volants et un jean skinny noir, perchée sur des bottes sexys, Anne Dorval me parle... de ses funérailles. «J'veux pas mourir! J'ai peur! Mais si jamais je décide de partir, j'ai prévenu tout le monde: "Vous avez intérêt à brailler! Donnez-moi au moins l'illusion que vous avez de la peine. Parce que si, d'en haut, j'en vois un qui a l'air indifférent, je le tue!"» lance-t-elle dans un grand rire. «Je veux qu'on me pleure à s'en arracher le coeur sur le Lacrimosa de Mozart et qu'après on fasse le party en écoutant du Bardot.» Elle exige aussi du champagne et de la bouffe à profusion. «Tiens, j'vais mettre Josée di Stasio là-dessus! » Vraiment, il n'y a qu'Anne Dorval pour aborder un sujet aussi grave avec une telle désinvolture.

Anne Dorval, un mystère?
Tout a été dit sur ses envolées exaltées, qui lui ont valu de passer pour une hystérique. Pourtant, en personne, elle n'est pas la fêlée qu'on imagine. Enfin, pas tout à fait. Il émane bien d'elle une irrésistible fantaisie, qui coexiste toutefois avec une renversante lucidité et une soif d'absolu hors du commun. Volubile, elle engage très vite la conversation, qu'elle poursuivra longtemps une fois mon magnéto éteint. Et plus nous bavardons toutes les deux, confortablement installées dans la salle de conférence stylée de son agent, plus j'ai l'intime conviction d'être en face d'un véritable mystère. Quoi? Notre Criquette nationale, mystérieuse? Absolument! «Parce que je suis exubérante, la plupart des gens ont l'impression de bien me connaître. Or, ils ont tout faux! Je me révèle un peu à travers mes rôles, il suffit de lire entre les lignes. Mais pour le reste, je me garde une petite gêne!» déclare la comédienne.

Et si son numéro ne servait qu'à mieux brouiller les pistes?
«Dès que je suis nerveuse, ma voix monte subitement de trois octaves, je me mets à parler très vite et je fais une folle de moi. C'est in-sup-por-ta-ble! Mais c'est ma façon de vaincre ma timidité, de la rendre joyeuse. J'ai travaillé fort pour me dépasser.»

Le thème du dépassement reviendra souvent dans ses propos. Car sous des allures un peu légères, Anne est une artiste dans l'âme. Une artiste qui carbure à l'exigence pure, démesurée. Dans la vie comme sur un plateau. «Je veux le top , c'est pas compliqué! Avec moi, c'est jamais assez. Je désire que les gens qui m'entourent me donnent le maximum. Oui, on peut me trouver dure et chiante parfois, c'est comme ça. Je préfère ne rien avoir que me contenter de moins, confesse-t-elle. Mais je peux aussi décrocher la lune pour ceux que j'aime.»

D'où lui vient donc cette soif d'absolu?
De sa mère, une enseignante qui ne faisait rien à moitié et qui se donnait sans compter? De son père, un homme brillant au caractère fort, qu'elle a toujours vu malheureux de ne pas exercer la carrière qu'il souhaitait? Sûrement un peu des deux. Si bien que, très vite, elle s'est juré de faire ce qu'elle voulait dans la vie. «J'étais en 4e année, dans ma petite école de Trois-Rivières, et je savais que je voulais devenir comédienne. Je me disais: "Je vais mourir si la vie c'est juste ça!"» Il lui fallait transcender le quotidien. Évoquer d'autres destins que le sien. «Ç'aurait été plus reposant d'être comme tout le monde... Mais j'ai toujours rêvé l'impossible. Je suis faite comme ça.» Qui s'en plaindrait?

La comédienne de 49 ans (elle ne les fait tellement pas!) s'exclame: «Des fois, je me sens vieiiiille, surtout si j'ai fait la fête la veille.» Elle couvre son visage de ses mains et raconte que, certains jours de tournage, elle le trouve plus difficile à éclairer qu'il y a 20 ans, lorsqu'elle incarnait Lola dans Chambres en ville , alors «que la peau tenait toute seule». Entre nous, elle exagère. Après l'avoir vue sous tous les angles pendant près de trois heures, le visage nu, je le confirme: elle paraît 15 ans de moins.

En revanche, le passage du temps lui a permis d'apaiser ses peurs. Et Dieu sait si elle en avait. Mais sa crainte de prendre l'avion est toujours aussi vive.

«Chaque fois que j'atterris en un seul morceau, je me dis: "Fiou! je suis encore vivante!"» Une terreur qu'elle réussit à surmonter seulement lorsqu'elle monte à bord avec ses enfants, Alice et Louis, 15 et 10 ans. «Pour l'instant, mes frayeurs les font rire, et je fais tout pour calmer les leurs.»

Voilà pourquoi elle leur parle de la mort depuis qu'ils sont tout petits, leur racontant que cela fait partie de la vie au même titre que les arbres et les animaux. Et qu'il n'y a rien de dramatique là-dedans.

Loin des modèles de mères qu'on lui fait jouer
On est loin des préoccupations de Natalie Rivard, la maman normale d'une famille normale qu'elle incarne dans Les Parent (photo ci-contre), le téléroman chouchou de l'année. Et plus loin encore de la mère quétaine d'Hubert, l'ado rebelle de J'ai tué ma mère , le premier film de Xavier Dolan dans lequel elle nous a tous laissés pantois.

Ni mère copine ni mère névrosée, Anne l'affirme d'emblée: «C'est moi le boss ! J'ai les enfants une semaine sur deux et je leur demande de respecter les règles à la maison. En même temps, je suis ben slack dans d'autres domaines.» Pas le choix, en raison de son horaire chargé: debout à 4 heures du matin, elle rentre le plus souvent de ses tournages vers 19 heures.

Heureusement, sa relation harmonieuse avec le père de ses enfants, Marc-André Coallier - dont elle s'est séparée il y a cinq ans -, lui facilite drôlement la vie. «Certains soirs, on mange tard, mais les enfants sont habitués de vivre comme ça. Que veux-tu, ça ne ressemble pas au modèle familial de leurs amis!» Mais comme elle le dit si bien, elle n'a jamais été comme tout le monde.

Et l'amour dans tout ça?
«Il n'y a personne de plus exigeant que moi. J'ai besoin de beaucoup de preuves d'affection, tout le temps.»

Et après 13 ans de vie commune avec Marc-André, elle a eu l'occasion de vivre une période de liberté très rafraîchissante. «En quoi est-ce si terrible de ne pas être en couple? Je ne me suis jamais sentie diminuée par le fait d'être seule, au contraire! Tu sais, on peut être très heureux à deux, mais très malheureux aussi. Pour moi, l'amour est une chance, un prodigieux hasard...» Le magnéto s'arrête. Pause.

Et la conversation reprend tout naturellement. Au moment de se dire au revoir, je lui confie combien mes amis l'adorent, combien la planète entière l'adore. «Vraiment? J'ai du mal à croire qu'on m'aime autant.» Qu'une femme comme elle puisse en douter sera toujours pour moi un grand mystère...

Photos:
Anne Dorval par Monic Richard
Les Parent par Marlène Gélineau Payette pour Radio-Canada

La version originale de cet article a été publiée dans le numéro de Février-mars 2010 du magazine Vita .