Menu grand cru
Il y a une première fois à tout. La première framboise, le premier baiser, le premier bal: des sensations vives qu'on passe sa vie à tenter de retrouver. Mes papilles ont eu un moment d'extase inoubliable en dégustant «leur» premier tartare. C'était à Aix-en-Provence, un soir d'été, devant une fontaine murmurante et une bouteille de rosé bien frais. Quand le serveur a apporté le plat, il m'a semblé que le jaune d'oeuf au milieu de la viande rosée rivalisait avec les couleurs du soleil couchant. J'étais curieuse, quoique un peu craintive: c'était la première fois. Or j'ai osé prendre une bouchée, et quel éblouissement! C'était frais, moelleux mais robuste, avec le goût des épices qui éclatait sur la langue. Accompagné de frites dorées et croustillantes, c'était l'accord parfait.
Quelques années plus tard, en Italie, j'ai fait une autre savoureuse découverte à base de viande crue dans une trattoria romaine. Même orgasme gustatif avec un carpaccio Cipriani: j'ai tout à la fois mangé, prié et aimé! Mais pourquoi ces deux plats se haussent-ils au sommet du raffinement, alors que le cuit a supplanté le cru depuis la préhistoire et représente un jalon du passage à la civilisation? D'ailleurs, les légendes sur les origines du steak tartare (évoquées par Jules Verne dans son roman Michel Strogoff) sont peu appétissantes: les Tatars, envahisseurs d'Asie centrale et habiles cavaliers, attendrissaient la viande crue en la plaçant deux heures sous leur selle. Ce n'est qu'en 1938 que la recette moderne a été codifiée.
Le carpaccio a des origines plus aristocratiques: il a été créé par un cuisinier de Venise pour une comtesse, sans doute anémique, à qui son médecin prescrivait de la viande rouge crue. Ce chef a eu l'idée de lui servir du boeuf finement tranché, avec un filet d'huile d'olive et des copeaux de parmesan. Doué d'un sens certain du marketing, il a baptisé le plat du nom du peintre Carpaccio, la viande reproduisant les célèbres rouges vifs de l'artiste. L'histoire ne dit pas si la comtesse a été guérie de son anémie, mais la mode était lancée.