Les blessures de l'intimidation
Je n'oublierai jamais mon entrée au secondaire. Ma famille venait de déménager, je ne connaissais personne dans le quartier et j'étais affligée d'un léger bégaiement que mes nouveaux camarades ont vite fait de remarquer. Il a fallu un bon bout de temps avant que cessent les moqueries et, pendant un moment, je me suis crue condamnée à une solitude éternelle. Fort heureusement, j'ai réussi - à travers tout ça - à nouer de solides amitiés . Et c'est le soutien de ces copines, en plus de celui de mes parents, qui m'a sauvée. Fin de la mésaventure.
Céline*, 46 ans, n'a pas eu cette chance. À 13 ans, elle aussi a dû s'adapter à un nouvel environnement quand sa famille a quitté la campagne pour la ville. Avec sa silhouette de grande perche, sa dentition imparfaite et sa tignasse indisciplinée, elle ne passait pas inaperçue comme elle l'aurait souhaité. Pire encore, l'adolescente a été la cible d'une gang qui fréquentait l'école où elle venait de s'inscrire. «Hé! le balai, tu vas où, comme ça?»
L'enfer des railleries a duré des années. Une époque dont elle a gardé de pénibles souvenirs: «Mes bourreaux me suivaient dans la rue pour m'insulter et même me lancer des pierres. Ils glissaient des billets injurieux ou des caricatures insultantes dans ma case ou dans notre boîte aux lettres. Une fois, ils ont même lancé des oeufs dans les fenêtres de notre appartement. J'étais si terrorisée que je ne sortais jamais après l'école. Ma mère ne comprenait pas ce qui se passait, et ses coups de fil aux parents concernés ne faisaient qu'envenimer les choses.»
La détresse devient parfois si intense chez certaines victimes d'intimidation qu'elle peut sembler insurmontable. Voilà exactement ce qui est arrivé à Marjorie Raymond, 15 ans, de Sainte- Anne-des-Monts. Rendue profondément dépressive à cause du harcèlement dont elle était l'objet, la jeune fille s'est suicidée à la fin du mois de novembre dernier. Son histoire a aussitôt fait le tour du Québec: cette ado nouvellement déménagée dans ce coin de la Gaspésie avait vécu un enfer quotidien, ont affirmé ses proches.
Céline, elle, se rappelle avoir été «atrocement malheureuse», selon ses propres mots, pendant les trois ans qu'a duré son épreuve. À tel point que, même si elle était assez bonne élève, elle n'a pas hésité à abandonner ses études à 16 ans pour aller travailler au salaire minimum dans une autre ville.
De nature plutôt renfermée, elle vit seule encore aujourd'hui. Elle n'a pas d'enfants et fréquente très peu d'amies, malgré le fait que le vilain petit canard qu'elle était se soit transformé en une fort belle femme. «Je ne me lie pas facilement », confie-t-elle.
Quand on lui demande si le rejet subi durant son adolescence a influencé ses choix de vie, elle répond, après une brève hésitation: «Je n'en suis pas certaine, mais j'avoue ne m'être jamais vraiment sentie à l'aise avec les gens depuis ce temps-là. Ça explique peut-être que je préfère la compagnie des tout-petits et que j'ai choisi de devenir éducatrice en garderie. Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours eu peur d'être jugée ou rejetée. J'aurais eu le goût de retourner aux études, mais ce qui m'en a empêchée, je crois, c'est la crainte de me mesurer à des jeunes plus sûrs d'eux que je ne l'étais et la peur de revivre, ne serait-ce qu'une seule journée, les tourments que j'ai subis au secondaire.»
* Prénom fictif à la demande des personnes interviewées.